PAUVRETÉ ET EXCLUSION

PAUVRETÉ ET EXCLUSION
PAUVRETÉ ET EXCLUSION

Pauvreté et exclusion

La croissance économique sans précédent des nations occidentales après la Seconde Guerre mondiale a pu faire croire un moment que le problème de la pauvreté dans les pays riches était en voie de règlement. Il a fallu déchanter. Au-delà des querelles d’experts qui existent quant au dénombrement des pauvres, Colette Pétonnet parlant même de “chiffres illusoires et de seuil introuvable”, l’ampleur du phénomène relativise les écarts d’évaluation. Selon un rapport de la Commission des Communautés européennes du 13 février 1991, le nombre de pauvres en Europe, en 1985, varie de 26 millions, en prenant comme seuil de pauvreté 40 p. 100 du revenu disponible moyen par tête, à 50 millions en choisissant le seuil de 50 p. 100. Aux États-Unis, on estime à 35 millions environ le nombre d’Américains qui se trouvent au-dessous du seuil officiel de pauvreté. En France, les rapports sur la pauvreté et l’exclusion sont multiples (Oheix, Wresinski, C.G.P., Credoc, C.E.R.C...). Tous confirment l’importance du phénomène. Voilà pourquoi ce fléau est ressenti de plus en plus comme un paradoxe, voire une contradiction: la pauvreté au milieu de l’abondance. Ce n’est pas faute, pourtant, d’avoir investi des sommes considérables dans les politiques sociales (redistribution des revenus, égalisation des chances). Toutes ont échoué. Au-delà des raisons liées à l’organisation interne de ces politiques, il semblerait que leur inefficacité soit à rechercher dans la logique de fonctionnement de nos économies. L’abolition de la pauvreté présuppose le droit de tout individu à être reconnu par autrui, ce qui n’est pas le cas dans les sociétés dominées par le culte de la performance économique. L’enjeu de cette fin de siècle est de savoir s’il est possible de dépasser une telle logique, productrice d’exclusion.

Aux sources de la conception moderne de l’exclusion

Il s’agit de montrer comment, historiquement, l’hégémonie de l’économique sur la vie sociale s’est progressivement instaurée au cours des siècles et a complètement bouleversé la vision portée par la société sur ses pauvres. Les “faux pauvres” vont succéder aux “vrais pauvres” et devenir des “inutiles au monde”, puisqu’ils ne sont pas productifs. Cette conception, qui accompagne l’émergence d’une rationalité productiviste à la fin du Moyen Âge, va s’épanouir par la suite dans la pensée économique avec la révolution industrielle du XIXe siècle.

Naissance de la rationalité productiviste

Avant l’émergence de la rationalité productiviste — au XIIIe siècle environ —, le pauvre bénéficiait d’une relative reconnaissance sociale puisque, considéré comme figure de Jésus-Christ, il assurait l’unité entre le monde d’ici-bas et l’au-delà (J. Labbens). La pauvreté revêtait alors une dimension essentiellement politique et religieuse, et la référence économique qui constitue sa caractéristique moderne n’existait pas encore. Voilà pourquoi tous les historiens considèrent que la fin du Moyen Âge marque une rupture dans l’histoire de la pauvreté. Par exemple, pour Georges Duby, à partir de la seconde moitié du XIIe siècle, “la pratique de la charité s’accompagne d’un mépris croissant pour les pauvres jugés responsables de leur pauvreté et désormais tenus pour dangereux. Prend alors naissance l’idée qu’il faut cantonner les pauvres dans l’exclusion”. Un tel revirement d’attitude s’explique par le fait que le travail va progressivement s’imposer comme la seule source de légitimité sociale. Michel Mollat fait justement remarquer que, avec le XIVe siècle, “au lieu de l’aumône contestée parce qu’elle encourage l’oisiveté, on préfère le prêt sans intérêt plus stimulant et plus digne de l’homme”. Dans le même sens, Bronislaw Geremek avance l’idée selon laquelle, des tensions apparaissant sur le marché du travail (en raison de la peste noire, des famines et des guerres), le problème des vagabonds devient celui des sans-travail, de ceux qui refusent de travailler. Cela se traduit par la distinction entre les “vrais pauvres” (ceux qui ne peuvent pas travailler) et les “faux pauvres”, que l’on pourchassera. Que ce soit en Angleterre, en Espagne ou en France, la chasse aux vagabonds commence vers 1350.

En fait, la définition de la pauvreté qui émerge à la fin du Moyen Âge après la montée des préoccupations économiques ne diffère pas profondément, au niveau des principes qui l’animent, de celle qui domine au XIXe siècle avec la révolution industrielle et la naissance de la “question sociale”, ou encore à l’heure actuelle dans nos sociétés développées. Il y a mépris vis-à-vis des pauvres, car ils ne travaillent pas, ils n’ont ni domicile fixe ni famille, ils tombent dans la délinquance, se complaisent dans l’oisiveté... Le pauvre dérange, car il est inutile, voire dangereux, dans son refus éventuel du travail. Et c’est là qu’apparaît, dès le Moyen Âge, la véritable ambiguïté dans la conception de l’assistance: d’un côté, il faut bien faire quelque chose pour les pauvres, mais, de l’autre, il ne faut pas en faire trop, car les mesures proposées peuvent avoir un effet pervers. Cette ambiguïté se perçoit clairement à travers le niveau de responsabilité attribué à la pauvreté: il peut être individuel ou social. Et, selon que les institutions feront porter l’accent sur un niveau ou sur l’autre, elles mettront en place des politiques d’assistance généreuses, intégratrices, ou au contraire répressives. L’un des meilleurs exemples de cette ambiguïté est certainement la mise en place en Europe des politiques sociales au XVIe siècle. En termes modernes, il est possible de parler de la naissance d’un véritable État-providence. La pauvreté — assimilée au vagabondage et à la mendicité — n’est plus considérée uniquement comme une menace pour l’ordre social, mais également comme une conséquence de la mauvaise administration des ressources par les autorités publiques. D’après T. Vissol, cette évolution s’est produite sous l’influence de la pensée humaniste de l’époque (Pic de la Mirandole, Érasme, More, Vives...). Cela signifie que, à côté de la répression, vont s’élaborer des politiques d’intégration à travers une rationalisation des systèmes d’aide, une rééducation par le travail, l’apprentissage d’un métier, l’éducation des enfants. La nouveauté de ces législations (édit de Charles Quint du 7 octobre 1531, législations française et anglaise en 1536...) ne réside pas tant dans le type de mesures qui sont préconisées que dans la façon de définir et d’expliquer la pauvreté. En particulier, il y est reconnu que la pauvreté peut être involontaire. Une telle conception constitue un revirement radical par rapport aux textes des XIVe et XVe siècles. Cependant, l’ambiguïté persiste: si la pauvreté n’est plus attribuée à la seule responsabilité individuelle, “le pauvre est toujours méprisé, et le fait de rester en état de vagabond et de mendiant, alors que des mesures ont été prises, sera considéré comme un crime et puni comme tel [...]. L’oisiveté reste un vice. Le seul pauvre responsable est celui qui travaille et accepte avec humilité et résignation son état” (T. Vissol). Au-delà des idées humanistes, c’est la morale du travail, la réhabilitation par le travail qui domineront les XVIIe et XVIIIe siècles et se concrétiseront par le grand renfermement des pauvres (M. Foucault). Cela n’était pas nouveau quant au principe, mais, pour un certain nombre de raisons, l’enfermement à partir du XVIIIe siècle se systématise, avec les workhouses en Angleterre, l’Hôpital général en France...

Pauvreté absolue et ordre naturel

Pendant très longtemps, l’économie politique a reposé sur la croyance en l’existence d’un ordre naturel auquel il faut se conformer pour aboutir à l’harmonie sociale. Au XVIIIe siècle, c’est l’école physiocratique qui imposera cette idée: l’ordre naturel est voulu par Dieu et il doit assurer le bonheur universel, la justice. Il est l’ordre providentiel. Dans ces conditions, il est inutile d’imaginer des lois humaines: il suffit de laisser faire. Ce principe va servir de fondement pendant près d’un siècle à toutes les constructions théoriques des économistes. L’école classique anglaise, en particulier, va s’appuyer sur la croyance en des lois économiques naturelles qui ont pour corrélats cette nécessité de laisser faire. Partout où les hommes sont laissés libres d’agir selon leurs propres intérêts, il s’établit une harmonie sociale qui constitue l’ordre naturel et qui est très supérieure à toute organisation artificielle que l’on pourrait imaginer. À partir de là, les Classiques ont tous défendu l’idée de l’État minimal. Ce dernier doit se cantonner à un rôle d’arbitre pour faire respecter les lois du marché, mais il ne lui faut surtout pas intervenir dans l’économie. Cette vision très optimiste de l’organisation sociale a, de plus, le mérite d’une très grande simplicité, ce qui, comme souvent, donne de la force à de tels principes.

C’est dans un tel cadre théorique que vont être discutées les fameuses lois d’assistance aux pauvres en Angleterre. La référence à l’ordre naturel va être permanente, à travers l’analyse de la relation entre salaire courant et salaire naturel. Pour Ricardo (1772-1823): “Le prix naturel du travail est celui qui fournit aux ouvriers les moyens de subsister et de perpétuer leur espèce sans accroissement ni diminution.” Dans le même sens, Malthus (1766-1834) affirme: “Par suite des causes qui règlent la population et qui accroissent l’espèce humaine, les salaires les plus faibles ne se maintiennent jamais beaucoup au-dessus du taux que la nature et l’habitude exigent pour l’entretien des ouvriers.” On aurait là de véritables lois naturelles inéluctables, et, si l’on réunit la loi sur la population de Malthus (ce qui équivaut à une baisse des salaires) et la loi de la rente différentielle de Ricardo (ce qui équivaut à une hausse des prix), le sort de l’ouvrier devient peu enviable. La démonstration des Classiques est d’une logique implacable: il faut un certain nombre d’ouvriers correspondant aux besoins de l’industrie, et, tant que ce nombre minimum n’est pas dépassé, il faut bien que le salaire courant déterminé sur le marché par confrontation de l’offre et de la demande de travail permette à l’ouvrier de subsister, puisque chaque homme est absolument indispensable. Mais, si la population ouvrière vient à dépasser les besoins de l’industrie, rien ne s’oppose à ce que le salaire courant descende au-dessous du salaire naturel pour rétablir l’équilibre du marché. Le salaire naturel correspond ainsi au minimum social de subsistance, tandis que le salaire courant fluctue autour de lui, sans pouvoir s’en écarter durablement.

Les ouvriers seraient ainsi livrés à la fameuse loi d’airain des salaires: il est à craindre que la population ne s’accroisse plus rapidement que le capital disponible (fonds des salaires), d’où une diminution inéluctable du salaire courant jusqu’à son minimum. On se trouve ici au centre de la dénonciation des lois sur les pauvres de la part des Classiques. D’après Malthus, un homme qui n’est pas en mesure d’élever ses enfants ne devrait pas avoir le droit de procréer. Ce ne sont pas les institutions qui sont responsables de la pauvreté, mais les individus. C’est dans l’Essai sur le principe de population (1798) que Malthus fera l’apologie de la véritable solution (la contrainte morale) et une critique des fausses solutions (les poors-laws ). Loin de résoudre le problème de la pauvreté, ces lois ne feraient qu’encourager l’oisiveté, la paresse et la procréation, augmentant par là même le fléau contre lequel elles voulaient lutter. Ricardo reprendra les analyses de Malthus avec plus de détermination encore: “Ces lois, bien loin de répondre aux vœux bienfaisants du législateur qui ne voulait qu’améliorer la condition des pauvres, n’ont d’autres effets que d’empirer à la fois et celle du pauvre et celle du riche; au lieu d’enrichir les pauvres, elles ne tendent qu’à appauvrir les riches.” La solution consiste à abolir totalement ces lois sur les pauvres et à rétablir la charité privée. Ce qui restait le plus contesté à l’époque des Classiques était le système de Speenhamland (1795-1834), véritable revenu minimum garanti fonctionnant sur un mode différentiel. Il s’agissait d’un complément de ressources indexé sur le prix du pain et assurant un revenu minimum aux pauvres indépendamment de leurs gains. Une telle loi a bien sûr heurté les économistes classiques, aux yeux desquels le revenu garanti apparaissait comme une incitation à l’oisiveté pour les travailleurs, une incitation à payer des bas salaires pour les patrons, et un obstacle à la mobilité des ouvriers.

Pauvreté relative, paupérisme, paupérisation

L’ouvrier, contrairement aux théories précédentes, n’est plus responsable de sa pauvreté, et l’ordre naturel n’est pas voulu par Dieu mais par les hommes. Dans cette optique, Simonde de Sismondi (1773-1842) est un des premiers à faire une place toute spéciale aux pauvres, ceux qui n’ont que leurs bras pour vivre. En découpant la société en deux classes (riches et pauvres), Sismondi explique les crises économiques et la misère ouvrière. Dans la mesure où ils sont en trop grand nombre par rapport à la demande de travail, les ouvriers sont obligés pour vivre de se contenter du premier salaire venu. Cette théorie, dans son aboutissement, n’est pas différente de celle des Classiques, mais il existe une divergence de conception essentielle: l’homme n’est plus considéré comme une simple marchandise qui, obéissant au jeu de l’offre et de la demande, s’accroît ou diminue selon les besoins de la production. Sismondi met au contraire en avant la séparation entre la fortune et le travail. La pauvreté n’est plus considérée comme un fait naturel et individuel, comme la conséquence d’un manque de prévoyance, de l’indolence ou de l’instinct sexuel... toutes sortes de mauvaises habitudes qui poussent à la dégénérescence sociale. Le pauvre n’étant plus responsable de sa pauvreté, il revient à la société d’assurer une meilleure répartition de la richesse nationale à travers la mise en place d’un véritable “garantisme social”: limiter les excès de la production et corriger ses mauvaises orientations, développer l’artisanat contre le machinisme, réglementer les heures et les conditions de travail, instituer les garanties professionnelles d’assistance (chômage, maladie, vieillesse), pourvoir à l’éducation... D’une rémunération du travail, on passe ainsi à une rémunération du travailleur qui humanise la conception économicienne du travail-marchandise.

Après Sismondi, Rodbertus (1805-1875) reprendra l’idée selon laquelle l’économie politique doit tenter d’expliquer le paupérisme et les crises économiques et Lassalle rendra célèbre la loi d’airain des salaires (1863). Mais c’est Marx (1818-1883) qui va reprendre et approfondir théoriquement toutes ces idées. Dans les manuscrits de 1844, Marx déclare que “l’économie politique, cette science de la richesse, est en même temps la science du renoncement, des privations, de l’épargne, et elle arrive réellement à épargner à l’homme même le besoin d’air pur ou de mouvement physique”. Au-delà de ces écrits de jeunesse très humanistes, Marx formulera vingt ans plus tard de véritables lois générales, en particulier les lois sur la paupérisation inhérente au fonctionnement du capitalisme. Ce dernier engendre inévitablement une armée industrielle de réserve qui naît de l’évolution à long terme de la composition organique du capital: au fur et à mesure de la progression du capital constant (machines) par rapport au capital variable (ouvriers), un nombre croissant de travailleurs est exclu du secteur productif. Ainsi se constitue une masse grandissante de chômeurs, réservoir du paupérisme. Et, d’après Marx, on peut même distinguer plusieurs catégories dans ce paupérisme, “abolition faite des vagabonds, des criminels, des prostituées, des mendiants et de tout ce monde qu’on appelle les classes dangereuses”: ouvriers, employés en période d’expansion et refoulés en période de dépression (forme flottante); réservoirs de main-d’œuvre agricole (forme latente); ouvriers surexploités dans des branches spéciales (forme stagnante); au bas de l’échelle, on trouve tous ceux qui sont expulsés du circuit de production et habitent l’“enfer du paupérisme” (ouvriers capables de travailler, enfants, misérables). La dynamique du système capitaliste entraînerait le transfert progressif d’un nombre de plus en plus important de la catégorie la plus élevée vers le bas. Il y aurait là une explication de la création permanente de “nouveaux pauvres” au gré de la division du travail.

On le voit, l’histoire de la pensée économique montre qu’il existe trois types de régulation d’une société: l’ordre naturel, le marché, l’État, ce troisième type de régulation ayant fait, au XXe siècle, l’objet d’une analyse en profondeur de la part de John Maynard Keynes (1883-1946). Si l’on adopte la régulation par l’ordre naturel, il n’y a rien à faire pour lutter contre la pauvreté, si ce n’est laisser jouer la nature qui, éventuellement, reprend par la mort ses droits et rétablit l’équilibre. Il est seulement toléré une régulation consciente par la contrainte morale: avoir peu d’enfants, travailler, respecter les principales valeurs qui fondent notre civilisation. Si l’on défend la régulation par le marché, n’importe quel individu libre sur un marché libre doit pouvoir, s’il le veut, s’intégrer dans le système économique. Pour les individus insolvables connaissant des handicaps dont ils ne sont pas responsables, une politique d’égalisation des chances est prévue. La société les fait accéder au marché mais, s’ils ne s’insèrent pas, ce sera leur faute, et la société sera quitte. Enfin, si l’on adopte la nécessité de l’intervention de l’État pour pallier les insuffisances du marché, la pauvreté est considérée comme involontaire, et la société a le devoir moral de porter secours à ses exclus.

En résumé, les conceptions de l’économie politique nées de la modernité se sont prolongées jusqu’à nous, et les solutions proposées de nos jours pour lutter contre la pauvreté n’ont guère changé. Elles alternent dans les pays industrialisés entre une social-démocratie généreuse et un néo-libéralisme plus ou moins sauvage. Pourtant, en dépit de toutes les formules expérimentées, la pauvreté subsiste toujours, et même s’accroît. Nous sommes en période de crise économique, mais nous sommes surtout dans une période de crise de la pensée économique, et il s’agit maintenant, selon les termes de Jacques Ellul, de “penser autrement”.

Quelle alternative au productivisme?

Le travail reste, depuis l’émergence de la rationalité productiviste, la seule source de légitimité sociale. Or il n’y a plus de travail à temps plein pour tout le monde, et il risque d’y en avoir de moins en moins à cause de l’informatisation généralisée de nos économies. Il est donc urgent de redéfinir le rôle du travail dans nos sociétés, et la place qu’y tient la consommation. Le risque le plus important, à l’heure actuelle, est certainement une dualisation croissante: d’un côté les productifs employés à plein temps, de l’autre une économie plus ou moins souterraine et parallèle. Des pans entiers de nos systèmes productifs sont condamnés à se marginaliser. L’enjeu actuel des politiques sociales est alors de savoir comment il est possible d’aménager, voire de dépasser cette économie duale.

Un risque de dualisation généralisée

Une coupure de plus en plus profonde se creuse entre les “performants” et les autres, que ce soit au niveau des individus, des régions, des espaces urbains, des pays. Comme toujours, le problème est de savoir si l’on a atteint ou non un seuil au-delà duquel il est très difficile d’intervenir efficacement. Ou bien, cela revient à se demander s’il est possible d’imaginer un autre type d’organisation de nos sociétés: peut-on penser un développement harmonieux qui ne reposerait pas sur la dualisation systématique des économies? À court terme, pareille option relève de l’utopie, mais l’enjeu est d’importance. L’accroissement des coûts sociaux est la résultante de l’opposition entre deux logiques contradictoires: l’économique contre le social. Le monde est dominé par la logique productiviste, privilégiant le rendement, et son mode d’évaluation, la monnaie. C’est qu’on trouve l’irréductible opposition dans la littérature économique entre efficacité et équité. Depuis l’avènement du monde marchand, la priorité a été donnée à l’efficacité à tout prix, quels que soient les coûts sociaux qui en découlaient inévitablement. Des politiques sociales étaient alors mises en place pour essayer de pallier les dégâts du progrès, très souvent à coûts croissants et à rendements décroissants. Les véritables causes de ces effets externes n’étant pas prises en compte, c’est toute la logique du système ainsi mis en place qui serait en jeu. Il ne faut pas s’étonner, dans ces conditions, de la relative inefficacité des politiques qui ne font que rendre supportable la dualisation de l’économie et tous les coûts sociaux en général.

L’État-providence n’a pas échappé à un tel échec. À travers, par exemple, la mise en place du revenu minimum d’insertion (R.M.I.), il y a risque de constitution d’une classe de sous-prolétaires assistés à vie. Contrairement à ce qui est communément admis, l’enjeu ne réside pas tant dans le coût monétaire de cette mesure que dans ses conséquences sociales. En effet, le R.M.I., conçu comme salaire de l’exclusion, est d’un coût relativement modeste à l’échelle d’un pays développé. En revanche, le coût à long terme de l’éviction d’une masse importante de la population active du marché du travail sera, lui, très élevé. On risque de voir se constituer une contre-société aux valeurs radicalement opposées à celles de la société dominante, et dangereusement sensible aux fausses évidences des discours populistes. Bien sûr, on peut imaginer deux scénarios différents quant au rapport entre ces deux cultures antagonistes, le premier consistant en l’acceptation d’une vie simple et résignée. Les exclus du travail se contenteraient du revenu minimum pour se cantonner dans un pseudo-statut d’assistés à vie. Cette conception un peu cynique de la dualisation mettrait d’un côté ceux qui acceptent la dure logique de la performance et en sont récompensés (salaires, couverture sociale...), de l’autre tous ceux qui, écartés de cette logique par inadaptation, doivent se contenter de peu. Le second scénario est celui d’une confrontation violente entre deux cultures qui ne parlent plus le même langage et qui se rejettent mutuellement la responsabilité de l’exclusion sociale. Le dialogue n’étant plus possible, seule la force peut faire respecter l’ordre dominant. N’est-ce pas ce que l’on voit déjà dans les ghettos américains, anticipant ce que, dans son exercice de prospective, Thierry Gaudin a appelé “l’ère des sauvages urbains”? Ces deux scénarios ne sont pas satisfaisants, dans la mesure où ils sont porteurs, l’un comme l’autre, de formes de désintégration sociale. Voilà pourquoi l’un des préalables indispensables à toute réconciliation des deux cultures est d’inventer de nouveaux espaces de légitimité qui échappent à la logique de la rationalité économique, et de repenser la notion d’insertion afin d’éviter l’humiliation et le contrôle social.

Pour une approche culturelle de l’exclusion

Depuis l’émergence de la rationalité productiviste, l’historique du regard que la société porte sur ses pauvres montre que, dans la logique économicienne, deux griefs principaux leur sont adressés: ils ne sont pas rationnels, et ils ne veulent pas travailler. À l’inverse, le dialogue avec les pauvres montre qu’une autre sensibilité émerge, dont ne rendent pas forcément compte les approches quantitatives. D’où l’intérêt de privilégier une approche subjective à base de monographies qui se révélera peut-être plus performante qu’une analyse objective menée de l’extérieur à partir d’enquêtes par échantillonnage, ou de statistiques déjà constituées, la sophistication des outils pouvant servir parfois à masquer une médiocrité des analyses. Les monographies familiales constituent ainsi un levier d’action sociale et un élément de connaissance irremplaçable, même s’il existe des difficultés réelles pour les élaborer. Ainsi, il est frappant de constater combien, dans ces monographies, se dégage un très fort besoin de reconnaissance. L’essentiel des récits de vie se concentre sur des problèmes de relations humaines et non pas sur des éléments d’ordre matériel. La première souffrance vient des différentes humiliations que ces individus subissent en permanence et qui commencent dès la fréquentation de l’école. Face à de telles situations, pour les plus pauvres, la considération sociale s’acquiert autrement que par une simple possession d’objets. Ils nous invitent ainsi à dépasser la marchandise et son rapport social — l’argent — pour revenir à des considérations éthiques sur les rapports interindividuels. “La pauvreté ne consiste ni en une faible quantité de biens, ni simplement en un rapport entre des fins et des moyens: elle est avant tout un rapport entre les hommes” (M. Sahlins). Or l’économiste, en règle générale, a tendance à privilégier les rapports des choses entre elles, ou encore le rapport des hommes aux choses. C’est la raison pour laquelle l’économisme est un antihumanisme. “Le triomphe des rapports marchands sur les rapports de réciprocité, de la valeur d’échange sur les valeurs d’usage a entraîné un appauvrissement des capacités et de la vie de chacun” (A. Gorz). Pour sortir de cet état de fait, il importe de passer du productivisme, où le travail constitue la seule valeur de référence, à une société libérée de l’économisme. Depuis peu, le débat à ce sujet s’est déplacé sur le problème du partage du travail et du revenu de citoyenneté (R. Passet). Quelles que soient les formes que pourront prendre ces types de mesures, on sent bien qu’on touche ici aux finalités mêmes de l’activité économique, ce qui, à nouveau, invite à écouter les plus pauvres. Quand on leur demande comment ils aimeraient vivre, ils se réclament en règle générale d’un mode de vie très simple: une maison, un jardin, une famille unie. Au-delà des nombreuses explications qu’on pourrait donner de ce rêve domestique, ces réponses remettent en cause, à l’inverse, notre propre mode de vie. Il est indispensable de juger une société par rapport à sa capacité de satisfaire les besoins qu’éprouvent ses membres, et non par rapport à des normes quantitatives trop souvent assimilées au bien-être. On en revient toujours au même problème de finalité: que produire? pour satisfaire quels besoins? qui décide? Et si, en définitive, le progrès n’existait pas?

La remise en cause de l’idéologie du progrès

Pourrait-on vivre mieux en vivant plus simplement? Voilà une interrogation philosophique bien classique qui risque de revenir au centre d’un débat désormais incontournable. Avec la prise de conscience qui commence à se faire jour de l’incapacité du modèle productiviste à apporter une solution à la crise actuelle, la recherche d’alternatives crédibles pousse à revenir aux fondements mêmes de la modernité. Cette dernière repose sur l’idéologie du progrès: grâce à la science et à la technique, l’humanité s’acheminerait inexorablement vers le mieux être et la totale satisfaction des besoins. Le mythe de l’âge d’or a ainsi servi à justifier tous les sacrifices nécessaires à son avènement à travers les coûts sociaux de la croissance économique. Si la Renaissance a contribué à la diffusion d’une vision du monde reposant systématiquement sur l’idée de progrès scientifique, Bacon et Descartes constituent certainement les vrais piliers de cette doctrine. En particulier, avec Bacon, la science devient pour l’Occident l’instrument d’un nouveau millénarisme. Ces idées vont ensuite s’affirmer au fur et à mesure du développement de la connaissance scientifique. Condorcet, à la fin du XVIIIe siècle, va défendre la thèse selon laquelle la science procure à l’humanité des possibilités nouvelles de production et améliore l’efficacité des instruments de régulation sociale grâce à une mathématique sociale appliquée à l’étude des relations humaines. La raison apportera enfin le bonheur universel. Grisé par cette vision idyllique du progrès, Condorcet ne va pas percevoir deux détournements possibles de la science qui auront des effets considérables au XXe siècle: le scientisme et l’asservissement de la recherche à des fins douteuses. Bien au contraire, une telle conception sera reprise au XIXe siècle par Auguste Comte, qui se situe dans la lignée de Saint-Simon, avec qui il collabora. Comte plaide pour la même forme de millénarisme, reposant sur le rôle libérateur de la science: Jean Brun rappelle que Comte ne doutait pas que, avant 1860, il prêcherait le positivisme à Notre-Dame comme la seule religion réelle et complète et qu’il fixait pour la deuxième décennie du XXe siècle l’avènement d’une paix universelle et d’un gouvernement positiviste mondial. Cette vision n’était pas complètement fausse, puisque la mise en place de véritables sociétés d’abondance dans la seconde moitié du XXe siècle allait fortifier cette vision de l’âge d’or. Le progrès obtenu grâce à la science et à la technique est alors érigé en spectacle incontestable. Dans les années 1960, on trouve même des auteurs pour ne plus voir de limites au pouvoir scientifique. En dépit de la crise actuelle, qui remet en cause ces certitudes issues des Trente Glorieuses, l’idéologie du progrès semble intacte. On compte toujours sur la science et la technique pour trouver une issue à cette fin de siècle. La thèse est simple: après une période de transition difficile mais nécessaire pour régler les problèmes que nous laisse l’ère de la croissance sauvage, une période de reconstruction va s’ouvrir dans la seconde moitié du XXIe siècle (T. Gaudin), pour déboucher sur la libération de l’humanité de toute contrainte grâce à la technique. De façon générale, cette montée de la croyance dans le pouvoir libérateur de la science et de la technique a complètement marginalisé toute une réflexion sur l’autonomie du système technicien, dont l’un des plus brillants représentants est certainement Jacques Ellul, qui pose deux questions: la technique est-elle un moyen ou constitue-t-elle une fin en soi? Le progrès technique est-il un mythe?

Une recomposition sociale

Le thème de l’État stationnaire est très présent dans la pensée économique classique. De façon générale, c’est un état de l’économie qui n’est pas jugé souhaitable dans la mesure où on en reste à la reproduction simple du système: il n’y a pas de croissance économique, l’économie se reproduit à l’identique. C’est certainement Ricardo qui en a donné la démonstration la plus achevée à travers l’analyse de la rente foncière, ce qui lui a valu d’être rangé sous l’étiquette de “pessimiste” avec d’autres auteurs, comme Malthus. Voilà pourquoi il est intéressant de considérer la présentation de John Stuart Mill (1806-1873) qui, en admettant lui aussi l’inéluctabilité de l’état stationnaire, va en donner une toute autre vision et anticiper avec plus d’un siècle d’avance les théories stagnationnistes contemporaines: croissance zéro, rapports du Club de Rome... Mill souhaite l’avènement de l’état stationnaire pour trois raisons essentielles: la course à la richesse ne constitue pas un idéal de civilisation, l’état progressif génère surpeuplement et épuisement des ressources naturelles, l’état stationnaire réalise le véritable progrès humain, c’est-à-dire celui de l’esprit affranchi de la servitude de l’émulation économique. Les mêmes arguments sont repris à l’heure actuelle par les penseurs du développement durable. La croissance économique telle qu’on la concevait dans les années 1960 n’est plus soutenable. La destruction de ressources rares non renouvelables risque de nous conduire à des seuils d’irréversibilité mettant en danger la survie même de l’humanité. La raison essentielle de ces dégradations massives réside dans la logique de fonctionnement des économies modernes: bon nombre d’agents économiques privatisent les bénéfices qu’ils tirent de leur activité et socialisent leurs coûts. Il font supporter des économies externes soit à d’autres tiers soit à la société dans son ensemble. Tant que ces effets externes sont restés relativement marginaux, la théorie économique s’en est relativement peu préoccupée. À l’heure de la montée des coûts sociaux liés à la croissance économique, la nécessité d’internaliser ces effets se fait de plus en plus urgente. C’est dans un tel contexte qu’on commence à repenser les fondements mêmes de la croissance et du développement économiques. François Perroux, déjà, faisait une distinction fondamentale entre croissance (notion quantitative) et développement (changement qualitatif). Cette question est à nouveau posée aujourd’hui, puisque le productivisme a généré de la croissance sans développement. À l’inverse de la foi dans le progrès scientifique et technique, l’économie de la simplicité constitue une nouvelle vision du développement — recherchant une augmentation réelle du bien-être sans croissance destructive — et pose des problèmes non pas tant de nature technique qu’éthique. Déjà, en 1972, Nicolas Georgescu-Reegen demandait: Quels besoins doivent être satisfaits? Quels sont les coûts à long terme de la production et qui doit les payer? Une façon d’y répondre est de sortir de l’économie pour retrouver un état stationnaire à la Mill et tel qu’on peut l’envisager en écoutant les déshérités (S. Latouche). Le développement durable ne se mettra en place qu’à travers la remise en cause par chacun de son mode de vie, et la reconnaissance sociale des exclus.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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